Citation de :

Georges Perec,
"La chambre, fragments d'un travail en cours"
in Espèces d'espaces,
éd. Galilée1974, 125 pages, 98F

extrait :

"C’est sans doute parce que l’espace de la chambre fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne (sous l’invocation de qui tout ce projet est évidemment placé : il ne voudrait rien être d’autre que le strict développement des paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la première partie (Combray) du premier volume (Du côté de chez Swann) de À la recherche du temps perdu, que j’ai entrepris, depuis plusieurs années déjà, de faire l’inventaire, aussi exhaustif et précis que possible, de tous les Lieux où j’ai dormi. À l’heure actuelle, je n’ai pratiquement pas commencé à les décrire ; par contre, je crois les avoir à peu près tous recensés : il y en a à peu près deux cents (il ne s’en ajoute guère plus d’une demi-douzaine par an : je suis devenu plutôt casanier). Je ne suis pas encore définitivement fixé sur la manière dont je les classerai. Certainement pas par ordre chronologique. Sans doute pas par ordre alphabétique (encore que ce soit le seul ordre dont la pertinence n’a pas à être justifiée). Peut-être selon leur disposition géographique, ce qui accentuerait le côté « guide » de cet ouvrage. Ou bien, plutôt, selon une perspective thématique qui pourrait aboutir à une sorte de typologie des chambres à coucher :

1. Mes chambres
2. Dortoirs et chambrées
3. Chambres amies
4. Chambres d’amis
5. Couchages de fortune (divan, moquette + coussins, tapis, chaise longue, etc.)
6. Maisons de campagne
7. Villas de location
8. Chambres d’hôtel
a) hôtels miteux, garnis, meublés
b) palaces
9. Conditions inhabituelles : nuits en train, en avion, en voiture ; nuits sur un bateau ; nuits de garde nuits au poste de police ; nuits sous la tente, nuits d’hôpital ; nuits blanches, etc.

Dans un petit nombre de ces chambres, j’ai passé plusieurs mois, plusieurs années ; dans la plupart, je n’ai passé que quelques jours ou quelques heures ; il est peut-être téméraire de ma part de prétendre que je saurai me souvenir de chacune : quel était le motif du papier peint de cette chambre de l’Hôtel du Lion d’Or, à Saint Chely d’Apcher (le nom — beaucoup plus surprenant quand il est énoncé que lorsqu’il est écrit — de ce chef lieu de canton de la Lozère s’était, pour des raisons que j’ignore, ancré dans ma mémoire depuis ma classe de troisième et j’avais beaucoup insisté pour que nous nous y arrêtions). Mais c’est évidemment des souvenirs resurgis de ces chambres éphémères que j’attends les plus grandes révélations."